Il en aura fallu, du temps. Du temps pour qu’on se tolère, qu’on s’apprenne. Qu’on se parle. Et puis, d’une certaine manière, qu’on se respecte. Toi l’homme droit, inexpressif, affirmé, travailleur, et moi le roseau qui plie sous le vent, jamais au bon endroit, torturé et émotif. La fourmi et la cigale, peut-être. Et aujourd’hui je récolte le fruit de ton labeur sans avoir rien fait pour ça.
Il y a beaucoup de jours où je t’ai haï. D’avoir brisé le couple que je formais avec Maman, surement. De ta dureté, de ton intransigeance, que, je l’ignorais à l’époque, tu appliquais d’abord à toi-même. Là où Maman me traitait comme un égal, tu pensais que l’enfant n’avait pas droit à la parole. Nul doute que c’est la manière dont toi tu avais été élevé. Alors je t’ai affronté. J’ai dû gagner ce droit, et ton respect. Tu ne le montrais pas souvent, me rabrouant souvent, évoquant mon manque de culture, de lecture, de travail, mais je sais aujourd’hui que tu appréciais mon esprit. Surement devais-tu penser qu’avec le travail que j’aurais dû fournir, comme toi, j’aurais pu être quelqu’un qui peut apporter aux autres. Maman nous disputait souvent de nos haussements de ton, mais nous savions, tous les deux, que là se trouvaient nos échanges, et que la voix qui monte n’était plus le signal d’un affrontement imminent, mais juste notre façon de communiquer.
Je me souviens de la première fois où je t’ai aimé. Je retrouverais bientôt, je l’espère, la photo que Maman avait prise. Nous nous baladions en vélo tous les trois, et tu avais passé ton bras autour de mes épaules pour prendre la pose. Je crois bien que c’était là la première marque de complicité que tu marquais. Je me souviens aussi du regard fier que je posais sur toi quand je venais te voir à ton cabinet. « C’est mon père », me disais-je. Ce n’est que quelques années plus tard, après que Maman eut bien balisé le terrain, que tu me dis que tu souhaitais m’adopter. J’aurais voulu que tu dises : « Parce que tu es mon fils. » Mais tu as parlé d’héritage. C’était ta façon à toi de me dire que tu étais là. Toutes ces attentions que tu avais à mon égard, que Maman devait dire, sans quoi je n’aurais jamais su que ça venait de toi.
Nous avons continué de nous affronter, souvent, comme ces vieux amants dont parle Brel. Mais tu voyais j’espère dans mon regard que je t’écoutais avec une attention nouvelle, cherchant dans tes mots les arguments même qui me permettraient de te contredire. Et je crois que tu goûtais ces contradictions avec intérêt.
Nous avons grandi, l’un à côté de l’autre, l’un contre l’autre, et si je sais que tu m’as changé, j’aime à croire que je t’ai changé aussi. Parfois, tu fléchissais. Parfois, j’arrivais à te prendre dans mes bras.
Forcément, ce 27 mars, j’aurais aimé pouvoir le faire, une dernière fois. J’ai mis quelques jours à trouver le courage de venir te voir, dans cet endroit que tu ne quitteras plus. Je sais, désormais, toujours où te trouver. Et tu sais que mon âme ne quittera jamais vraiment ta dernière demeure.
J’aurais aimé que tu me guides encore un peu. Le monde est dur, tu ne m’as pas assez appris, encore. Mais si je t’ai affronté toi, alors je peux affronter la terre entière. Pourtant, je regretterais toute ma vie de n’avoir jamais trouvé le bon moment, jamais trouvé le courage de t’appeler comme je t’appelle aujourd’hui, si souvent, pour te rappeler à moi.
Tu me manques, Papa.